Rencontre avec Lucie Delmas, l’artiste sculpteur de l’atelier du bout du monde
La destination que je m’apprête à prendre doit me conduire dans l’atelier du bout du monde de l’artiste-sculpteur, Lucie Delmas. Après une pérégrination en pleine nature au fil de cette si belle région de Haute-Loire, me voici arrivée au Monastier sur Gazeille, terminus de mon expédition, à mi-chemin entre le Puy en Velay et les hauts plateaux du Mezenc. Les paysages rencontrés en sillonnant les routes sont à la fois grandioses, simples et préservés. Autour de moi, des espaces à perte de vue, des prairies, de solides bâtisses authentiques, rudes et protectrices. Je comprends mieux pourquoi le travail de Lucie est tant imprégné de cet environnement, de cette nature qui l’a vue grandir, pourquoi elle s’est lancée après des études d’histoire de l’Art, dans une formation de tailleur de pierre au milieu des volcans d’Auvergne et pourquoi très jeune, elle est attirée par cet élément si brut qu’est la pierre pour mieux la transformer…


Pour la rejoindre, je m’aventure sur une petite route qui me plonge au fond de la vallée de la Gazeille et me retrouve sur un ancien site industriel très minéral témoin de l’ancienne activité hydro-électrique de la commune.



Lucie me reçoit chez elle, dans la maison familiale du pont de l’Estaing qui lui sert également d’atelier. Après une visite de son espace de travail plutôt dévolu à l’étape des finitions et d’exposition, elle me conduit dans un autre bâtiment, dans les coulisses de son art.






Là, c’est un autre monde qui s’ouvre à moi fait de machines et d’outils, de morceaux imposants de pierres, de poulies et de patrons. Cet envers du décor est à la fois surprenant et passionnant, entièrement recouvert d’une fine poussière blanche qui donne une impression étrange de sacré. C’est un vrai privilège de visiter l’antre secret de l’artiste, comme si Lucie me permettait de comprendre le process de sa création. Lucie est une magicienne, capable de transformer une matière brute en des objets d’un exquis raffinement et d’une douceur extrême, à l’image de sa personnalité.




A l’issue de cette visite exclusive et passionnante, s’engage une conversation entre nous deux que je vous laisse découvrir.
En tête à tête
Lucie, vous avez fait des études d’histoire de l’art. Quelle période vous a le plus passionné vis-à-vis du travail de la pierre et qu’est-ce qui vous a peut-être le plus influencé ? Les techniques lithiques préhistoriques et la sobriété des premières sculptures ? L’apogée de la sculpture sur marbre dans l’Antiquité gréco-romaine ? Les innovations médiévales, du roman au gothique flamboyant ? Ou la Renaissance, témoin de la virtuosité technique et de l’expressivité ? Durant mes études d’histoire de l’art, ce sont l’art antique et l’art médiéval qui m’ont le plus inspiré. Leur naïveté et leur capacité à raconter des histoires à travers des formes simples m’ont profondément touché, c’est cet art naïf allant à l’essentiel qui m’a poussé à devenir sculpteur et à travailler la pierre.



Dans l’arsenal de votre atelier du Monastier-sur-Gazeille, avec quel outil avez-vous le plus d’affinité ? Les traditionnels ciseau et maillet offrant un contact direct avec la matière ? Des outils comme le burin pneumatique ou autres meuleuses et polisseuses électriques facilitant les opérations de finition ? Je travaille autant avec des outils électriques que manuels, mais j’apprécie particulièrement le travail à la main. La massette portugaise et les ciseaux me permettent de façonner lentement la pierre, révélant peu à peu la forme de ma sculpture. J’utilise aussi des outils électriques comme les meuleuses pour dégrossir la pierre,cette étape est essentielle et me permets d’approcher ma forme plus rapidement pour laisser la place au travail à la main .




La sculpture sur pierre, art millénaire, continue de fasciner par sa capacité à transformer la matière brute en œuvres d’une beauté saisissante. Aujourd’hui, elle reste un medium privilégié pour de nombreux artistes contemporains qui explorent de nouvelles formes d’expression, tout en s’inscrivant dans une riche tradition artistique. Que cherchez-vous à exprimer avant tout dans vos créations ? Ce que j’aime dans la pierre, c’est sa capacité à se transformer. Partir d’un simple caillou brut pour le sculpter en une œuvre douce est un processus fascinant. J’apprécie particulièrement cette transformation essentielle, où chaque détail superflu est écarté. Comme les artistes préhistoriques, qui en quelques lignes représentaient des animaux , je cherche à travailler sur la ligne, à n’utiliser que quelques traits pour exprimer et représenter la nature.

La pierre qui vous est si chère est un matériau noble par excellence, solide et durable. Qu’elle soit calcaire, volcanique ou quartzite, chaque pierre porte en elle l’histoire de la Terre, offrant des textures uniques et des nuances authentiques. Quelle est la pierre que vous préférez façonner et sublimer et pourquoi ? J’aime la pierre dure sur laquelle on peut travailler la matière et différentes textures.Au début de mon activité je travaillais plutôt les pierres locales granite, arkose, pierre volcanique sur lesquelles j’avais été formée, puis l’envie de découvrir et de travailler d’autres pierres m’ont fait découvrir les marbres, les calcaires. Aujourd’hui j’aime sculpter sur différentes pierres selon le message que je souhaite faire passer dans ma sculpture. D’une pierre à l’autre le rendu et ce que l’on peut éprouver en regardant une pièce n’est pas du tout le même.

Vous avez étudié au cœur des volcans d’Auvergne et vous avez posé vos valises, votre famille et votre atelier du bout du monde en Haute-Loire. En quoi cette région montagneuse, rurale et authentique est le décor inspirant de votre travail et de vos créations ? Je suis arrivée ici petite avec mes parents puis je suis partie pour les études mais c’est un hasard et la rencontre avec mon mari qui ont fait que je me suis installée ici dans ce petit village mais j’aime cette région et particulièrement la Haute Loire qui est un département au relief doux et sauvage avec une grande diversité de nature.J’aime ce coté sauvage et calme,j’aime pouvoir regardé les milans et autres rapaces, pouvoir partir me balader dans des endroits alternant forêts et plaines, cascades et rivières, la nature est très importante pour moi et une grande source d’inspiration. Elle est parfaite et c’est elle qui m’inspire et me porte.



Si l’on se penche sur les trois artistes contemporains majeures ayant sculpté la pierre et leurs œuvres, quelles démarches vous touchent le plus dans leur rapport à la matière : – Louise Bourgeois, qui a marqué l’art contemporain par son utilisation novatrice de la pierre, notamment dans sa série des « Cells ». Ses installations, qui combinent marbre de Carrare et autres matériaux. Le marbre, sous ses mains, devient un médium pour exprimer la fragilité et la force, la permanence et le changement. – Giuseppe Penone, associé au mouvement de l’Arte Povera, qui explore dans son œuvre les relations entre l’homme, l’art et la nature. Ses sculptures en pierre sont souvent mises en dialogue avec des éléments naturels, créant des juxtapositions surprenantes et poétiques. – Anish Kapoor, connu pour ses œuvres monumentales qui jouent avec l’espace et la perception. Ses sculptures en pierre se distinguent par leur échelle impressionnante et leur abstraction poussée, créant des formes organiques qui semblent défier la gravité. Parmi ces 3 artistes celui qui me touche le plus est Giuseppe Penone son travail m’émeut par sa simplicité et sa définition du beau. J’aime sa façon de venir à l’essentielle et son rapport à la nature. J’aime particulièrement l’œuvre qui se trouve la Bourse de Commerce, Idee di pietra placé devant le bâtiment, elle affirme immédiatement le rapport entre nature et culture. Ces pierres de rivières sont posées sur l’arbre à plusieurs endroits et elles paraissent légères sur cet arbre majestueux.


Dans votre collection, mes pièces préférées sont Les gardiens. Elles me transportent inconsciemment vers le site préhistorique corse de Filitosa. Vos personnages mi-hommes, mi-pierres me font penser aux monuments mégalithiques anthropomorphes façonnés dans la roche granitique de l’île de Beauté. Comme eux, vos Gardiens semblent porter un regard protecteur et contemplatif sur la nature. Quels autres mystères se cachent derrières vos statues monumentales ? Les gardiens ont fait leur apparition dans mes œuvres de manière spontanée, tout en travaillant la pierre même si je reste très concentrée sur mes sculptures! Mon esprit s’évade constamment vers de nouvelles idées, c’est à cet endroit que naissent mes sculptures. Puis au fur et à mesure de mes ballades en pleine nature, parmi les arbres, les rochers et les falaises mes gardiens sont arrivés, j’ai ensuite fait plusieurs croquis pour tenter de mettre mes idées a plat. Encore une étape avant de commencer mes sculptures dans la pierre c’est la maquette en volume et en argile pour travailler sur la forme finale. Mes gardiens sont des personnages qui admirent la nature tout en semblant vouloir la préserver. Ces êtres sont à la fois humains et créatures de roches, se mêlant à la nature au point d’en devenir invisibles et de s’y confondre. Je suis profondément touchée par l’idée de conservation et captivé par la splendeur de cette nature à la fois délicate et résiliente. Ces gardiens sont autant une ode à la nature qu’un espoir du rapport de l’homme à la nature.





Le métier de tailleur de pierre a trouvé ses lettres de noblesse au Moyen-Age. Votre appétence pour le thème animalier dans vos créations me donne envie de me replonger dans les célèbres bestiaires médiévaux qui regroupaient des fables et des moralités sur les « bêtes ». Vos éléphants, oiseaux au long cou, baleines, vos aigles des mers ou encore vos petites tortues bien réels pourraient-elles se transformer un jour au gré de votre esprit inventif en créatures imaginaires alimentant les mythes et les légendes des hauts plateaux sauvages du Mezenc ? Ma sculpture animalière a été largement influencée par la naïveté de l’art médieval et de ces représentations simples dans leur forme. Mais pourquoi pas rejoindre un jour un univers fantastique, pour le moment j’aime me confronter à des choses existantes et leur rendre un hommage en les représentant et en essayant de les sublimer afin de les mettre en valeur toujours dans un quête de valorisation de la nature ,celle-ci est tellement riche.



Votre travail est la définition artistique de l’oxymore littéraire : à défaut d’allier deux mots de sens contradictoires, il reflète par ses lignes et ses formes une douce violence entre la matière brute rugueuse et la matière polie si délicate. Exprime-t-il secrètement des ambivalences de votre personnalité, de vos envies ? Créer des contrastes de matières me permet plus de choses que si mes sculptures étaient entièrement lisses et douces , cela donne plus de force à la sculpture, mon travail sur la ligne ressort d’autant plus. C’est aussi une manière de redonner à la pierre son côté brute et naturelle que l’on pourrait retrouver dans une falaise, un rocher au détour d’un chemin. J’aime ses contrastes pousser la matière et chercher quelle matière pourrait mette plus en valeur tel ou telle pierre, la matière n’est pas du tout la même lorsqu’on travaille du granite ou du marbre ; c’est là tout le défi et l’envie de chercher comment sublimer la pierre selon son origine.


Votre métier de tailleur de pierre est un métier ancestral perpétré depuis la nuit des temps, avec des gestes parfois physiques. Que répondez-vous à ceux, peu scrupuleux, qui prétendent qu’il s’agit d’un métier d’homme ? Cette question a été de nombreuses fois abordée sur mes premières expositions lorsque j’ai débuté et encore aujourd’hui la fameuse question « ce n’est pas trop dure pour une femme?!». J’avoue avoir eu parfois des réponses un peu cash ! Mais la sculpture est l’art du temps et de la patience : il faut prendre son temps pour préparer son travail, prendre le temps de porter sa pierre avec un treuil par exemple il y a des nombreux moyens de soulager ce travail physique mais il ne faut pas se précipiter . Quand j’étais en formation taille de pierre j’étais la seule fille aujourd’hui je croise avec joie de jeunes femmes qui se forment et réussissent dans ce métier.



Dans votre atelier les fines particules de pierre blanche recouvrent sol et murs. Je vous imagine telle la Fée poussière de George Sand. Qu’est-ce qui vous plait tant au fond dans cette atmosphère poudreuse et intemporelle quand vous faites « éclore ou se transformer » vos créations « qui se fondent en nuage d’or dans le rayon rose du soleil levant » surplombant la Gazeille ? Ce qui me plaît avant tout, c’est le travail de la pierre cette matière fait partie de moi je travaille la pierre depuis que j’ai 18 ans et elle s’est présentée à moi comme une évidence, elle ferait partie de ma vie. La seconde chose qui me plaît, c’est la façon de rentrer dans la matière, me plonger, m’immerger dans celle ci. Je commence par travailler à la machine, je mets mon masque mon casque, mes lunettes et je suis coupée du monde. Je rentre réellement dans la matière, je ne pense qu’a ça, je me transforme en pierre, cette étape est très importante. Viens ensuite le temps de dessiner sur la pierre pour retrouver mes lignes et de continuer aux ciseaux. Peu à peu, la sculpture prend forme au fil des coups de gradines et de burins.


En rafales
– Si je vous dis PIERRE, vous me répondez ? VIE
– Si je vous dis SCULPTURE, vous me répondez ? ABOUTISSEMENT
– Si je vous dis FORME, vous me répondez ? DOUCE
– Si je vous dis GESTE vous me répondez ? PRÉCISION
– Si je vous dis CONTRASTE, vous me répondez ? FORCE

En son for intérieur
Lucie, dévoilez ici votre objet déco préféré et expliquez pourquoi cet objet et pas un autre, ce qu’il vous raconte…
Voila un moulage en plâtre d’un buste antique ; cette sculpture m’accompagne depuis de nombreuses années, c’est ma grand mère paternelle qui me l’avait offerte; elle avait fait l’école du Louvre et nous évoquions souvent ensemble les différentes courants artistiques; elle était passionnée et elle est sans doute pour quelque chose dans mon goût pour l’art et la sculpture.



