Déco-nnexion avec matali crasset

 

On ne présente plus  matali crasset. Designer industriel de formation, elle a plus d'un tour dans son sac et plus d'une couleur dans sa palette. Elle questionne l'évidence des codes qui régissent notre quotidien pour mieux s'en affranchir et expérimenter. Ses créations prolifiques ne sont que modularité, appropriation, flexibilité et réseau.  Elle collabore avec des univers éclectiques, de l'artisanat à la musique électronique, de l'industrie textile au commerce équitable. Son champ d'action est aussi large que son talent est incontestable, de la scénographie au mobilier, du graphisme à l'architecture d'intérieure. Elle m'a fait l'honneur de répondre à mes questions décalées... Profitons de cet instant privilégié de "Déconnexion".
Crédit photo Julien Jouanjus

1.En 1995, vous avez créé une ingénieuse « Colonne d’hospitalité » édité chez Domeau et Pérès offrant un lit d’appoint, doté de son réveil et de sa lampe faisant ainsi de ce simple objet un véritable d’espace. Vous l’avez baptisée « Quand Jim monte à Paris ».

Crédit photo Patrick Gries

Mais « quand Matali descend à Marseille » que met-elle dans sa valise ?

Depuis mars 2020, comme nous tous, je descends assez peu n’importe où... Marseille est une ville que je connais peu, ou mal.  Je connais quelques morceaux de ce puzzle pour avoir réalisé un espace de médiation au Mucem ou une exposition dans l’espace Les sept clous à l’invitation de Patrick Raynaud. Je voyage généralement toujours de manière très légère, mon ordinateur, quelques maigres habits et ce qui pèse le plus, ce sont toujours mes lectures autour des projets qui m’occupent.  Pour chaque projet j’essaie de développer une méthodologie propre mais la lecture reste la base, de manière à embrasser le sujet d’une manière globale. Cela permet de trouver des points de vue et souvent de créer le pas de côté qui permet au projet de développer sa force. 

Actuellement, c’est plus dans le pays d’Aigues que je me rends, à Villelaure, au Nord-Est d’Aix en Provence, dans une partie du Lubéron encore très agricole où je réalise avec Patrick Elouarghi et Philippe Chapelet, la ferme HI.bride qui prendra place dans une ancienne ferme et tour de garde du XIIe siècle avec des vignes, des arbres fruitiers, un potager…. Un projet dont certains premiers éléments prendrons place cet été.


2. Dans votre manège enchanté itinérant « Saule et les Hoopies » commandé par le Centre Pompidou, vous invitez petits et grands, à travers un conte merveilleux, à réparer le monde en essaimant de villes en villes un véritable message écologique et chantant. Le Saule pleureur de votre enfance planté au fond du jardin de DaddyCool vous a joliment inspirée tout comme certainement le carrousel et le parapluie de cette chère Mary Poppins.

Crédit photo Philippe Piron

Parmi les oniriques personnages créés par vos soins pour ce projet, dans lequel vous reconnaissez-vous le plus : Hoop pour sa clairvoyance et bienveillance face au monde ? Mister Rainbow pour ses couleurs chatoyantes que l’on retrouve avec délice dans vos créations et qui en font votre signature ? ou Madame Soleil pour sa capacité à lire l’avenir et avoir toujours une longueur d’avance sur notre temps ?

 

Je parlerais plus d’un tour musical.  Pour ce projet j’ai écrit une histoire, demandé à Dominique Dalcan d’écrire et composer des chansons. Je pense que je prendrai le personnage de Madame Giboulée. L’eau aura une place de plus en plus importante dans nos sociétés. Malheureusement, c’est devenu un bien spéculatif comme de nombreuses matières premières alors que cette ressource naturelle devra être un bien commun.

Crédit photo Philippe Piron

Crédit photo Philippe Piron

Crédit photo Philippe Piron
 

3. Pour ne pas contredire le commun des mortels qui pense qu’un designer passe tout son temps à créer des chaises et des vases, vous avez collaboré pour notre plus grand plaisir avec la Manufacture de Sèvres en créant le vase « Cape », renouvelant ainsi le répertoire de la prestigieuse Manufacture. Ces vases « Capes » ont une allure anthropomorphique qui juxtaposent deux formes et qui offrent de multiples combinaisons non sans rappeler une certaine analogie à la couture.

Mais quelle a bien pu être votre source d’inspiration ? Arsène Lupin ? Zoro ? Le Petit Chaperon Rouge ou Batman ?

L’inspiration des Capes réalisé pour la Manufacture de Sèvres vient autant du col roulé de Michel Foucault que des robes d’André Courrèges. Longtemps je me suis refusée à dessiner du mobilier et, plus encore, à dessiner des vases ! Le projet consiste justement à ne rien dessiner mais à opérer des choix. Il s’agit de penser des vases comme une méthode. Cette suite s’articule autour d’un protocole comme une échappée à l’esthétisme, à la manière d’un jeu oulipien.

En me promenant dans la vaste bibliothèque de « formes » qu’est la manufacture de Sèvres, j’ai identifié des vases qui me sont apparus anthropomorphes et que j’ai souhaité associer à d’autres en les imbriquant dans une idée d’hybridation. Les combinaisons sont multiples, de sorte que le second vase vient habiller le premier. Prolongeant l’analogie avec la couture, je «coupe», je «taille» dans les vases avec l’aide des artisans, les évidant, développant des jeux d’ombres et de lumières, de pleins et de vides. L’opération est renouvelée plusieurs fois, de façon à donner naissance à un « défilé » de silhouettes. Puis j’interviens avec l’atelier de décor ou/et de peinture pour envisager la couleur sur ces volumes.


Crédit photo Gérard Jonca, Manufacture de Sèvres 

Crédit photo Gérard Jonca, Manufacture de Sèvres 

Crédit photo Gérard Jonca, Manufacture de Sèvres 

4. Pour concevoir l’hôtel le « Dar HI » niché au cœur de la palmeraie du Nefta, vous vous êtes pliée à une immersion culturelle tunisienne pendant trois ans comme pour endosser un rôle au cinéma et le jouer à la perfection. Vous avez ainsi imaginé une vision globale du projet en ne vous contentant pas simplement d’interroger les codes de l’hôtellerie contemporaine mais en allant jusqu’à impliquer pleinement la population locale avec le « Palm Lab » dédié à la palmaculture. Le « Dar Hi » invite ses hôtes à la sérénité, à une forme de retraite écologique, de retour sur-soi et en même temps à une certaine ouverture…

Crédit photo Patrick Gries 

Eprouvez-vous le besoin de vous plonger parfois dans des bulles d’ascétisme pour créer et trouver l’inspiration ?

 

Dar HI prend place dans un site particulier au-dessus de la corbeille de Nefta qui est la palmeraie historique de cette oasis. Ce site, dans cette ville de tradition soufi, possède un véritable genius loci très fort, malgré le peu d’éléments qui composent ce lieu : c’est un lieu éminent apaisant, doux et vitalisant. La vision du Chott el-Jerid a quelque chose de profondément hypnothique et rassurant. Pour des questions de productivité et d’accès à l’eau, une autre palmeraie s’est développée en dehors de la ville sur une large bande de Nefta à Tozeur

J’ai une méthodologie qui s’invente pour chaque projet dont la lecture et l’observation à la manière d’un antropologue sont les bases. Ma mécanique de création est cependant peu spectaculaire comme je travaille et conceptualise les projets dans ma tête. Quand il s’agit de projets d’espace, je pense en 3D et je promène comme dans un film dans ses espaces. Il semble que les dyslexiques ont cette capacité de penser en 3D. Un projet, cela demande un dialogue et du temps, des pauses et de la solitude. J’ai besoin de m’isoler mais seule à ma table en écoutant de la musique me convient. 

Dans le cas de Nefta et du Dar Hi le projet a muri sur plusieurs années, mes très nombreux  séjours, une trentaine ou plus, dès 2005, m’ont permis d’isoler certains éléments de la culture tunisienne et de les intégrer dans le projet.  Dar Hi n’a pas été pensé comme un hôtel mais un laboratoire.

Crédit photo Patrick Gries 

5. Le Consortium de Dijon, centre d’Art Contemporain, est comme votre berceau créatif, nourrissant votre dévotion au design… tout comme la cancoillotte du marché d’à côté que vous affectionnez tant ! L’Art et le goût des choses simples se dégagent indéniablement de vos créations.

Mais quelles sont les autres sources d’inspiration qui font de vous la prolifique designer industrielle que vous êtes ?

 

Dans le cas du Consortium c’est un lieu que je fréquente depuis 1986, date à laquelle j’ai rencontré Francis, originaire de Dijon, qui est mon partenaire de cœur et de travail.  C’est un lieu avec lequel j’ai une affinité forte même si souvent j’ai été interrogative sur ce que je voyais. Assurément c’est une lieu d’interrogation, de remise en question sans doute la seule raison des lieux d’art. 

Ma première inspiration est la vie, on a souvent dit et écrit que mon design était de l’anthropologie appliquée. Chaque projet débute par une phase d’immersion, de doutes, d’interrogation, je regarde, je lis, je réfléchis et ensuite je restitue les propositions par le dessin.  Dans le cas de la librairie des presses du Réel, la commande était un lieu singulier qui puisse montrer l’intégralité des éditions des presses du réel avec un espace de débat à la manière d’Apostrophes. J’ai pensé tout de suite au livre de Ray Bradbury  "Fahrenheit 451" et à l’adaptation du film par François Truffaut. Dans une époque où la pensée est mis à mal, où post-vérité et fake news occupent une place prépondérante  l’analogie avec cette dystipopie où les livres étaient interdits et brûlés par des pompiers me semblait pertinente.

Cela est encore plus fort dans le contexte actuel, où la culture est non-essentielle et en crise, à l’agonie et que des espaces publics et indépendants de contestation et de prise de positions sont d’autant plus nécessaires. La librairie s’appuie sur un des éléments du film, le monorail. Cette ellipse permet de ne rien accrocher aux murs et de suspendre les livres dans des caissons dans un espace circulaire. Le monorail Safege présent dans le film de François Truffaut est un héritage d’un passé industriel glorieux et d’un certain design qui vibrait pour la technologie. Cela renvoie à des questions et problématiques autour des communautés et des utopies, des questions à la base du design dans le choix de société. Les couleurs et les murs de l’espace évoquent les défuntes mires du système télévisuel. Six caissons jaunes sont suspendus à un monorail orange qui traverse six espaces de présentation de couleur blanche.

Crédit photo Philippe Piron

Mille mercis à matali crasset d'avoir accepté de se prêter au jeu de ma "déconnexion". Son talent créatif n'a d'égal que sa simplicité et sa gentillesse.

Crédit photo Julien Jouanjus


A bientôt!




Commentaires

  1. Quelle magnifique déco-nnexion !! Merci pour ce voyage.... c'est un luxe rare actuellement !

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